Les coûts de la Corruption, par le Pr Mamadou Koulibaly, agregé en Economie et President du Parlement ivoirien.
publié sur http://saoti.over-blog.com/
Ce
texte, écrit et paru il y a 10 ans, se lit comme un face-à-face décalé
dans le temps entre l’opposant d’alors et l’homme d’Etat d’aujourd’hui,
tout en prouvant la constance de l’actuel numéro 2 ivoirien sur la
thématique relative à la corruption. Une exclusivité Saoti.
La corruption, c’est le fait d’être corrompu, c’est-à-dire transformé
en mal. Il s’agit donc d’une perversion, d’une altération d’un
phénomène, d’un individu, d’une personne ou d’un acte. Au-delà d’être
un fait, la corruption est aussi un acte. Celui de corrompre quelqu’un
en s’assurant son concours à prix d’argent pour qu’il agisse contre son
devoir. Il s’agit dans ce cas, d’un pourrissement de l’acte, de sa
dépravation, donc d’une action de décadence. Dans cette acception, la
corruption relève de la morale individuelle, même si elle peut conduire
à des coûts macroéconomiques non intentionnels. Le devoir est
l’obligation à quelque chose, qu’une personne peut avoir envers une
autre par la loi, la morale ou les convenances. Donc soudoyer
quelqu’un, le corrompre pour qu’il agisse contre son devoir, c’est
violer et provoquer la violation de règles de conduite en usage dans
une société.
Le corrupteur, comme le corrompu, refuse de se conformer aux règles en vigueur et qui sont considérées comme honnêtes et justes. La corruption est donc un vice individuel qui débouche sur une décadence collective. Donc, aussi bien à l’échelle micro-, méso- que macroéconomique, elle a des coûts directs et indirects.
La corruption en tant que vice individuel
La définition restrictive qui vient d’être adoptée permet, au lieu de la critiquer et de la condamner sans réussir à la vaincre, de la caractériser à travers quelques déterminants et d’analyser ses effets sur l’activité individuelle et collective. Les coûts de la corruption peuvent ainsi être appréciés à travers les coûts externes et les coûts d’opportunités qu’elle fait subir à la collectivité.
La corruption est une activité que des hommes mettent en place,
organisent et adoptent. Elle demande qu’on lui consacre du temps et des
ressources, même si a priori elle se présente comme une activité non
vertueuse. La corruption est une activité qui est donc rentable, sinon
personne ne s’y adonnerait. Les personnes qui s’y impliquent, soit
offrent de la corruption, soit la demandent pour leurs besoins. Les
corrupteurs et les corrompus sont des personnes qui s’entendent et
organisent la corruption en vue d’atteindre leurs objectifs
réciproques. Même s’il n’y a pas de contrat écrit qui donne un cadre
juridique à cette activité commune, les gens impliqués ne passent pas
moins un accord implicite ou explicite d’exploitation commune
d’un filon mutuellement rentable. Ils sont des cocontractants pour
atteindre un objectif commun. La corruption étant définie comme un
changement en mal d’un fait, s’y adonner n’est rien d’autre
qu’entreprendre de la destruction de valeur et de ressources.
Le corrupteur, comme le corrompu sont des prédateurs. La corruption relève du « free riding »,
or le free rider est un destructeur de valeur. La corruption paie son
homme. Le crime économique paie, il rapporte. Malheureusement, le jeu
de la corruption n’est pas à somme nulle.
La corruption implique, au-delà du corrupteur et du corrompu, ceux qui doivent faire les frais de « petit jeu ».
Il y a nécessairement une tierce personne qui paye ce que les autres se
partagent. Le coût de la corruption peut s’apprécier par la prise en
compte de cette tierce personne, qui peut être soit une personne
physique ou morale, soit une collectivité plus grande et plus complexe
comme l’Etat, la Nation ou la communauté. Dans tous les cas, il n’est
pas gratuit, le repas des corrupteurs et des corrompus.
Prenons un exemple simple et qui est pourtant fréquent en Afrique. En
voyage dans la chambre d’un splendide hôtel de Ouagadougou, vous
confiez votre costume au blanchisseur pour une somme homologuée et
affichée de 3000 F CFA, que vous acceptez de payer au moment où vous
appelez le service de la blanchisserie. A son arrivée, le blanchisseur
vous propose un deal, un accord, un arrangement. Soit vous acceptez la
proposition de l’hôtel à 3 000 F, soit vous lui confiez, à lui, en tant
qu’employé, pour 1 500 F CFA, votre costume avec la garantie que la
qualité du service que vous demandez sera la même dans un cas comme
dans l’autre puisque c’est lui le blanchisseur et personne d’autre.
La fiche de blanchisserie du service comptable de l’hôtel fixe le prix
du service à 3 000 F CFA et le blanchisseur de l’hôtel propose le même
service, au même endroit avec les mêmes intrants à 1 500 F CFA. Pour
vous, comme pour lui, s’entendre sur cette occasion signifie que le jeu
en vaut la chandelle et qu’il vous rapporte autant à vous qu’au
blanchisseur. Il vous propose de corrompre le système des prix de
l’hôtel. Le gain attendu est une des principales motivations de la
violation de la confiance que le propriétaire de l’hôtel met en vous à
travers le contrat de travail et le contrat de logement qu’il a passés
avec vous et avec son employé. Vous trahissez sa confiance. Vous violez
une loi morale et cela ne se fait pas sans coût. Votre viol a
nécessairement une victime et c’est le propriétaire de l’hôtel qui paye
ce que votre corruption vous rapporte. Le propriétaire supporte le
premier les coûts directs de la corruption. La proposition du
blanchisseur, si elle est acceptée, vous fait gagner 1 500 FCFA,
puisque vous ne payerez que les 1 500 F CFA demandés par lui. En termes
de surplus, vous êtes gagnant.
De même, le blanchisseur, dans cette opération, gagne 1 500 F puisqu’il
ne déclarera pas l’opération au service comptable de l’hôtel. A deux,
vous vous partagez les 3 000 F CFA attendus dans les recettes de
l’hôtel. Le chiffre d’affaires de cette journée sera amputé de 3 000 F.
Mais ce n’est pas tout.
Le blanchisseur, pour fournir le service qu’il vous a garanti, sera
bien obligé d’utiliser l’eau, l’électricité, les produits de lessive,
la main-d’œuvre, le local et les machines achetées par l’hôtel. Les
coûts d’exploitation de l’hôtel augmenteront donc nécessairement. Le
propriétaire de l’hôtel, sans être présent, paye. Il perd sur le
chiffre d’affaires et ses charges augmentent. En conséquence, son
bénéfice réalisé sera plus faible que le bénéfice qu’il aurait pu
atteindre. Or, il n’y a pas très longtemps que le propriétaire s’est
endetté auprès d’amis et du système bancaire pour construire son hôtel.
Il n’a même pas terminé les finitions par manque de moyens financiers.
Il s’est résolu à ouvrir l’hôtel et à travailler aux finitions
progressivement par autofinancement. La corruption d’un de ses employés
lui fait perdre de l’argent. Ses clients futurs trouveront l’hôtel
toujours pas complètement terminé. Les réparations se feront
difficilement car, entre le remboursement du prêt bancaire, les
salaires et les autres charges directes, il restera peu d’argent pour
continuer les travaux de finition. Ses clients futurs seront moins
accommodés et toujours mal logés. Le bien-être collectif intertemporel
se dégrade donc ainsi. Au-delà des coûts directs supportés par le
propriétaire, les usagers et clients de l’hôtel auront à supporter des
coûts indirects et psychologiques.
Il apparaît alors que le retour sur investissements pour le
propriétaire de l’hôtel sera faible par rapport à ce qu’il aurait s’il
n’y avait pas eu corruption. La baisse du retour sur investissements
conduit à la faiblesse du rendement de l’épargne qui a été investie.
Les investisseurs potentiels décodent ce message et préfèrent ne pas
investir. La consommation de biens durables augmente alors plus vite
que la production et l’emploi. Indirectement, la corruption est un acte
de prédation économique. Les propriétaires et les consommateurs en sont
les victimes. Par le viol de la confiance, elle transforme un phénomène
moral en un désastre économique.
La corruption, source de décadence collective
Imaginez
ce gouvernement africain, membre du club très fermé des Pays Pauvres
Très Endettés (PPTE) et vivant d’aide publique internationale. Imaginez
que l’Union Européenne alloue à ce pays un appui budgétaire de 50
milliards de F CFA entre 1992 et 1997 pour aider à soulager les effets
sociaux des plans d’ajustement structurel (PAS) que ce pays applique
sans beaucoup de succès depuis une vingtaine d’années. Dans le budget
de ce pays, environ 2 000 milliards de F CFA, voté par son Parlement,
600 milliards sont attendus de l’aide internationale. Et, au titre des
dépenses, 700 milliards sont à payer pour le remboursement de la dette.
Il s’agit donc d’une situation économique délicate qui devrait inciter
à une bonne gestion des rares ressources prélevées sur le travail des
paysans, des ouvriers, des hommes d’affaires et autres producteurs,
consommateurs et contribuables nationaux et étrangers (dans les pays
bailleurs de fonds).
L’utilisation de l’appui budgétaire est encadrée par un système de
contrôle dit infaillible. Les fonds ne sont pas directement versés au
Trésor Public, c’est la délégation locale de l’UE qui les conserve. Le
gouvernement africain est autorisé à effectuer les dépenses de
construction et d’équipement de services sociaux pour les populations.
Il présente, par la suite, les factures à l’UE qui, après vérification
des pièces, rembourse les dépenses effectuées par le Trésor Public. Des
plans de passation de marchés sont paraphés. Tout le système semble
ainsi verrouillé. Aucune tricherie ne devrait être possible.
Cependant, entre les ministères qui sont les maître d’œuvre, le Trésor
Public qui exécute les dépenses et l’UE qui rembourse les factures,
l’on s’aperçoit, à la grande surprise de plusieurs personnes dont
l’Union Européenne elle-même, qu’une évaluation de programme d’appui
réalisée en 1999 révèle des détournements de près de 25 milliards de F
CFA sur les 50 milliards alloués. Malgré les verrous, 50 % environ des
fonds ont fait l’objet de malversations, de vols, et de détournements
grossiers.
Ainsi, pour contourner les procédures d’appels d’offre lors des
passations de marchés publics, les dépenses ont été fractionnées par
les mêmes entreprises avec plusieurs dénominations différentes et le
même compte contribuable sans qu’aucun inspecteur des impôts ne s’en
offusque. Les prix pratiqués dans les opérations financières par le
programme d’appui sont surfacturés par rapport aux prix de marchés réglementés, sans qu’aucun
inspecteur du Trésor Public ne s’en offusque. Les hauts fonctionnaires
des ministères bénéficiaires certifient des prestations de services
plusieurs mois après, selon n’importe quelle formule technique et sur
n’importe quel support, sans que cela ne choque aussitôt les
administrateurs des fonds. Des services sont facturés alors qu’ils
n’ont aucunement été réalisés ou livrés.
Ainsi, 30 à 50 % des dépenses effectuées par le gouvernement de ce pays
africain l’ont été de façon non conforme aux procédures comptables
établies. Ce cas concerne des fonds d’aide au développement, mais les
techniques adoptées pour mettre en place les jeux de corruption et de
malversations proviennent d’un agenda bien chargé de faux et d’usages
de faux pour abuser de biens sociaux avec de multiples comptabilités.
Ces techniques s’appliquent aussi aisément aux organisations non
étatiques ONG, associations, entreprises privées, établissements
publics, etc.
Barry Mamadou, expert comptable, commissaire aux comptes et auditeur
externe à Dakar, nous livre une pléiade de cas commentés avec leurs
mécanismes, dans un ouvrage sur les «Détournements, fraudes et autres malversations».
Ces pratiques sont peut-être universelles, mais l’impunité dans les
économies africaines est reconnue d’utilité publique. La corruption est
condamnée par tous, mais l’impunité est admirée et célébrée par les
individus impliqués dans la corruption et organisés en bande, en clan,
en gang et en réseau avec différentes strates de responsabilité au
sommet desquelles, très souvent, se trouvent des magistrats suprêmes de
ces républiques. On peut ainsi parler du « clan Suharto », du « clan
Mobutu » et autres. Plus l’impunité est forte, plus l’on est proche du
sommet de la hiérarchie étatique. La corruption est donc acceptée, même
si les hommes de l’Etat la condamnent. Comme le vice aime rendre
hommage à la vertu !
La corruption est un acte volontaire de malversation et, en tant que
telle, la société la reconnaît puisqu’elle la reconnaît puisqu’elle la
connaît. Les cas célèbre de tous ces douaniers africains millionnaires
et même parfois milliardaires, pour le haut de la hiérarchie,
expliquent l’engouement des jeunes à s’orienter vers ce métier.
L’entrée dans les cycles de formation de la douane, de la police, de
l’administration fiscale ou de toute autre administration à « haut
pouvoir corruptible » se fait sur des listes de candidatures
corrompues. Pour entrer dans ces écoles, il faut corrompre la procédure
d’entrée. Mais à capacité de corruption égale l’intervention d’une
autorité politique est décisive.
Les Etat africains sont responsables de la corruption et les hommes de
l’Etat convertissent, par le biais de la corruption, le patrimoine
collectif en biens privés leur appartenant et dont ils deviennent les
redistributeurs. Pourtant, par le biais de l’Etat, ces mêmes hommes de
l’Etat savent que la corruption est moralement condamnable,
économiquement répréhensible. C’est pour cela d’ailleurs que les Etats
africains ont été dotés d’instruments pour assurer à tous, aussi bien
la responsabilité politique, la responsabilité civile et la
responsabilité pénale.
Des lois ont été conçues et adoptées pour se prémunir contre tous les
crimes économiques et sociaux. Des gendarmes et des policiers sont
formés et mis à la disposition de l’Etat par de grandes écoles pour
protéger la propriété et le patrimoine des citoyens. Des magistrats et
des juges sont formés dans les universités et les grandes écoles d’ici
et d’ailleurs, par de brillants professeurs de droit, aux techniques
juridiques et d’administration judiciaire. Des procureurs sont, au nom
de la République, nommés par les gouvernements ; des prisons, certes en
nombre insuffisant, ont été construites et nos huissiers connaissent
leur métier autant que nos avocats et nos percepteurs. Pourtant, tout
ce beau système avec son beau monde ne fonctionne pas parce que les
personnes qui en ont la charge sont elles-mêmes aussi corrompues les
unes que les autres, comme l’ensemble de la société. Alors la
rentabilité du crime économique consubstantiel à la corruption devient
encore plus forte.
Quand les dirigeants d’une économie
sont corrompus, ils sanctifient l’impunité nécessaire à leur survie. La
probabilité diminue qu’un corrompu soit appréhendé parce que les
gendarmes, les policiers, les douaniers, les inspecteurs des impôts et
des douanes et autres contrôleurs sont corrompus. Et même quand un
criminel est arrêté, la probabilité qu’il soit jugé et condamné est
faible parce que le parquet, les magistrats, les juges et autres
procureurs, huissiers, notaires et avocats sont corrompus. Même quand
il se trouve un juge pour condamner un tel criminel, la probabilité que
la peine soit appliquée est très faible parce que les juges
d’application des peines, les gardiens de prisons sont corrompus.
Connaître un corrompu, avoir les preuves de sa corruption ne signifie
donc pas que l’on a vaincu la corruption. Le blanchisseur qui demande à
être corrompu viole la confiance que son employeur place en lui à
travers son contrat de travail. Le ministère de la Santé publique et de
la population qui participe au détournement de l’appui budgétaire de
l’Union Européenne hypothèque la santé et l’avenir de l’enfance. Ce
sont des centres de santé en moins dans nos villes et nos campagnes.
Des moyens de bien vivre en bonne santé sont ainsi arrachés aux
populations pour être confisqués par des corrompus, des prédateurs qui
détruisent ainsi les valeurs futures des populations. Il se pose un
problème d’équité intergénérationnelle, de justice interpersonnelle,
c’est-à-dire d’éthique. La responsabilité morale de la République se
transforme ici en responsabilité politique des dirigeants de l’Etat.
Cette responsabilité ne pose pas seulement la question de
l’enrichissement personnel par le vol. Elle rappelle aussi et surtout
la rupture dans la chaîne de solidarité. La corruption renforce la
fracture sociale intertemporelle. Les
générations présentes de tricheurs et de corrompus hypothèquent le
niveau de vie des générations futures. Le détournement des appuis
budgétaires consacrés aux dépenses sociales signifie que dans le pays
bénéficiaire de cette aide, il y aura moins d’écoles et moins de
centres de santé correctement équipés et faciles d’accès.
Cette réduction de l’offre de services sociaux implique nécessairement
de fortes pressions sur la répartition du peu que l’on aura à offrir.
La demande excédentaire de santé et d’éducation sera rationnée. De
nombreuses personnes ne pourront pas accéder à ces biens. Dans ce pays
africain, cette année, 50 % des enfants en âge d’aller à l’école n’y
ont pas été. Ces enfants non scolarisés d’aujourd’hui présentent,
compte tenu de la relation positive entre capital humain (santé,
éducation) et niveau de vie, les plus grands potentiels à devenir des
adultes pauvres dans une génération. La corruption accroît ainsi la
probabilité de la hausse de la pauvreté du prochain millénaire africain.
Le rationnement de la demande de services sociaux signifie aussi
conflit d’arbitrage dans la répartition et donc discrimination face à
l’école, à la maladie et à la mort. Ce sont des questions éthiques de
redistribution qui ont des conséquences économiques et politiques
énormes.
La corruption, en réduisant l’investissement social, comprime
l’investissement public effectif. Les montants budgétisés de dépenses
sociales ne sont pas, loin s’en faut, les montants réalisés. Et les
montants réalisés sont dans de fortes proportions gaspillés, détournés,
surfacturés. L’une des lois les plus violées impunément en Afrique se
trouve être la loi des finances et personne, même pas les députés,
n’osent s’élever contre cette violation parce qu’ils ne votent ces
budgets qu’après avoir accepté des pots-de-vin de leur chef d’Etat.
C’est le monde du donnant-donnant. L’altruisme en Afrique souffre des
méfaits de la corruption. Ce type de corruption est un catalyseur de la
pauvreté des économies. Les Etats se battront pour obtenir des
Facilités d’Ajustement Structurel Renforcé. Ils gaspilleront ces
Facilités. Ils ne seront pas capables de rembourser. Ils reporteront
les charges de la dette sur les générations futures alors que celles-ci
sont de moins en moins bien assurées face à la maladie et à
l’éducation. Les coûts de la corruption conduisent aussi à la
décadence, car il s’agit de prendre la même route. La décadence d’une
économie est l’étape suprême de sa corruption.
Les réformes juridiques d’abord
De nombreux Africains, leurs partenaires internationaux et plusieurs
hommes d’affaires travaillant avec l’Afrique se sont laissés persuader
que sur ce continent, le piston politique remplace sans difficultés
l’analyse commerciale et financière du risque et protège leurs
investissements contre les réalités du marché africain.
La culture politique dominante en Afrique qui inspire les Etats, les
gouvernements, les administrations, les entrepreneurs, ne traduit
cependant que le programme particulier des partis uniques et de leur
régime civil ou militaire au pouvoir. La corruption, contrairement à ce
que croît le Président Bédié de la Côte d’Ivoire, ne vient pas du colon
et des pays du Nord. Il ne s’agit que de l’expression d’un puissant
conservatisme qui sous-tend les traditions et la culture du parti
unique qu’il confond avec la culture de la pauvreté, alors que ce
dernier dérive du premier. Dans son ouvrage intitulé «Sur les chemins de ma vie» et
publié chez Plon à Paris en 1999, le chef de l’Etat ivoirien soutient
que les membres du G7 se trompent lorsqu’ils estiment que les pays en
développement sont en proie à une corruption généralisée. Pour lui, «c’est au Nord que la corruption existe et donne
quelques miettes aux Africains, par le biais de certains agents. Ce
sont généralement des investisseurs ou des marchands qui veulent
obtenir des contrats facilement et distribuent des pots de vin. S’ils
le font ici, c’est qu’ils le pratiquent également chez eux. Je pense
même que ces « usages » décriés sont plus développés en Europe et dans
les pays avancés (page 212)».
Dans le contexte politique africain, ne pas s’en remettre à ses
relations politiques est un gage d’échec dans le monde des affaires.
S’en remettre à ses relations politiques est un appel à la corruption
institutionnelle et au népotisme généralisé. Pour éviter que ces coûts
conduisent aux extrêmes de la pauvreté et du sous-développement, des
reformes institutionnelles s’imposent.
Dans les économies africaines, de plus en plus de gens sont convaincus
que la question de la corruption ne peut se traiter par des artifices
et autres habillages de façades à travers «des campagnes de sensibilisation des masses» sur la bonne gouvernance, le civisme et la moralisation de la vie publique. Ce sont des changements fondamentaux
qu’il faut admettre.
Il est presque impossible que les dirigeants actuels de l’Afrique
guérissent leurs Etats de la corruption et donnent ainsi l’exemple que
leurs économies suivront. Toute tentative donnant aux Etats des
occasions de discours incantatoires ne fait que renforcer le
développement dirigé par les politiciens des partis uniques et des
démocraties apaisées, sources mêmes de la corruption. Jusqu’à présent,
cela n’a pas marché et les politiciens africains n’acceptent presque
jamais la responsabilité de leurs erreurs. La responsabilité politique
n’a pas de sens en Afrique, alors que les politiciens
africains aiment à se mêler des affaires des autres. Au lieu de voir ce
qui ne va pas dans leurs propres actions, il est plus simple et
politiquement moins risqué de s’en prendre au peuple, à une ethnie, à une profession, à une corporation, ou simplement aux
étrangers et pourquoi pas aux bailleurs de fonds dont la complicité est de plus en plus soupçonnée.
Les reformes radicales, si elles ne sont pas faites à temps, peuvent
conduire soit à la rébellion (les cas de Suharto et de Mobutu), soit à
l’informalisation de l’économie, de la politique et de la vie tout
court. Le statut quo conformiste, qui voit la pauvreté et la corruption
coexister, choque de plus en plus de consciences qui réclament des
réformes réelles et profondes. Ces reformes ne doivent, dans un premier
temps, que contribuer au rétablissement de la responsabilité, de la
liberté et des droits de la propriété, toute chose capable de limiter
l’avancée de la corruption.
Le droit
de la responsabilité est de faire supporter à chacun les conséquences
de ses actes, de ses choix. La responsabilité civile protège la
propriété et les personnages des dommages causés à autrui. Comme les
individus ne sont pas neutres vis-à-vis du risque, ils ne seront pas
indifférents aux règles de responsabilité, qu’elles soient civiles,
pénales ou politiques. C’est donc le droit, la justice qu’il faut
restructurer, c’est vers l’Etat de droit qu’il faut aller. L’Etat de
droit signifie ici la situation dans laquelle le droit s’impose à tous
sans exception. Les premières réformes doivent être judiciaires pour
rétablir la responsabilité politique des hommes de l’Etat. Les réformes
économiques suivront ensuite, avec l’appropriation privée des moyens de
production pour obliger le prédateur soit à restreindre son champ
d’action, soit à payer pour ses actes. Réhabiliter le contrat de sorte
que les gens se sentent obligés d’exécuter les promesses lorsqu’elles sont à la base de l’échange volontaire. Ces réformes élargiront les rayons de l’échange
marchand et réduiront la place de l’altruisme aux relations plutôt familiales et affectives.
En clair, il n’est pas possible de lutter contre la corruption si
l’Etat de droit n’est pas instauré. Mais cela ne veut pas dire qu’avec
l’Etat de droit, la corruption cesse.
La démocratie est une condition nécessaire pour éradiquer la
corruption, même si les démocraties ont elles-mêmes leur dose de
corruption. L’Afrique doit d’abord rompre avec l’idéologie du parti
unique. Sans un succès dans ce sens, le challenge de l’éradication de
la pauvreté ne sera qu’un vœu pieu. Car le coût principal de la
corruption, c’est la pauvreté supplémentaire qu’elle impose aux pays.
Par Mamadou Koulibaly in Le Courrier
ACP-UE ; N° 177 Octobre-Novembre 1999