Cinquantenaire de l'Indépendance : On ne joue pas avec la mémoire d'une nation
La nature de l'Etat du Cameroun, aujourd'hui essentiellement policier,
répressif, clientéliste et corrompu tire sa base et ses fondations de
cette période et de la manière dont le Cameroun a acquis son
indépendance.
Le
Cameroun célèbre cette année le cinquantenaire de son indépendance, à
l'instar de la plupart des pays d'Afrique noire francophone. A la
différence de ceux-ci cependant, l'indépendance du Cameroun a été
précédée par la constitution d'un mouvement nationaliste qui a donné
lieu à une guerre de libération nationale, conduite et animée par des
hommes et des femmes courageux, patriotes, ayant rejeté la corruption
et la soumission. La gestion de l'indépendance ayant été confiée par la
France à ceux qui s'étaient opposés à l'idée même de l'indépendance, et
qui avaient fait le choix de la collaboration avec elle - Ahmadou
Ahidjo et ses amis notamment - ceux-ci se sont acharnés à anéantir le
nationalisme camerounais et qui plus est, à ensevelir cette période de
notre histoire dans l'oubli.
Résultat : en dehors de quelques
survivants et des descendants des morts, et en dépit de nombreux écrits
sur ladite période, celle-ci reste encore peu connue des camerounais et
surtout de la jeunesse. D'où des manipulations et des falsifications
diverses où l'on faisait passer hier des nationalistes pour des
terroristes, et aujourd'hui tantôt pour des idéalistes, tantôt pour des
radicaux, malgré la reconnaissance du bout des lèvres par le Président
de la République du rôle que ceux-ci ont joué dans l'acquisition de
l'indépendance du Cameroun. Au même moment, ceux qui ont collaboré avec
l'occupant français (des collabos comme on appelle en France ceux qui
ont collaboré avec l'occupant allemand) sont présentés comme des
réalistes, certains d'entre eux méritant même de figurer au panthéon de
la nation.
Or, il est évident et constant que la nature de
l'Etat du Cameroun, aujourd'hui essentiellement policier, répressif,
clientéliste et corrompu tire sa base et ses fondations de cette
période et de la manière dont le Cameroun a acquis son indépendance. Il
est aussi évident que le déficit de légitimité qui caractérise les deux
régimes qui ont jusqu'ici gouverné le Cameroun n'a jamais été comblé et
date de cette période. Que l'absence de repères auquel est confronté le
peuple camerounais et en particulier sa jeunesse, procède
essentiellement de l'investissement d'Ahmadou Ahidjo à liquider le
nationalisme camerounais et à masquer le combat héroïque de ceux qui
l'ont incarné. On peut dès lors aisément comprendre la trop grande
importance de restituer notre mémoire, toute notre mémoire et de la
ramener à la surface, assise sur la vérité historique, et constituant
le point de départ de l'établissement d'un processus de reconnaissance
et de célébration de nos héros, de réconciliation nationale, et en fin
de compte de refondation politique et morale du Cameroun.
La place de la mémoire dans la formation de la nation
Comme
l'histoire de laquelle elle provient, la mémoire permet à la nation de
tirer les ressources du passé pour refonder son avenir. La nation se
forge et se construit autour des valeurs que cette mémoire a contribué
à faire émerger et à rayonner. Par principe, la nation ne peut donc
raisonnablement se construire sans son histoire et sa mémoire. Il est
donc essentiel de la rappeler en permanence à travers l'écrit ou même
l'oralité, les chants, les arts, le théâtre, le cinéma, la musique, la
peinture, les commémorations etc. Cependant, la mémoire ne saurait être
sélective, elle est constitutive d'éléments positifs et négatifs. Elle
se sert du positif pour révéler des repères desquels les générations
futures et notamment la jeunesse s'inspirera. Elle s'appuie sur le
négatif pour le stigmatiser et éviter qu'il ne se reproduise à nouveau.
Par exemple, la mémoire de la deuxième guerre mondiale ne peut être
traitée de la même manière en France qu'en Allemagne.
En
France, la mémoire rappelle le courage des hommes qui ont refusé la
soumission et qui ont choisi la résistance face à l'occupant allemand.
Ceux qui ont incarné ce choix - le Général De Gaule, Jean Moulin et
tous les maquisards français - sont célébrés, les rues, les écoles, les
lycées, les universités les aéroports, les navires de guerre portent
leurs noms. A contrario, ceux qui ont choisi la collaboration avec
l'occupant, la défaite et la soumission, et le confort que cette
dernière offrait, ont été stigmatisés, parfois emprisonnés, parfois
condamnés. Ils se sont mis du mauvais côté de la mémoire. En dépit du
fait qu'ils ont dirigé l'Etat français de 1940 à 1945, le Maréchal
Pétain et tous les vichystes ont symbolisé la honte, la lâcheté et
l'ignominie. Ils ne peuvent donc être mis à la même enseigne que le
Général De Gaule et ses compagnons.
En Allemagne, le nouvel Etat
s'est servi après la deuxième guerre mondiale de la défaite du
troisième Reich pour construire une nouvelle Allemagne, démocratique et
pacifique qui a tourné le dos aux valeurs du Nazisme et a opéré la
réconciliation avec la France et l'Angleterre.
Le cas du Cameroun
La
deuxième guerre mondiale à peine terminée, au cour de laquelle beaucoup
de camerounais ont participé à la libération de la France, quelques
patriotes se lèvent pour créer un parti politique ayant pour but
d'obtenir l'indépendance et la réunification du Cameroun sous tutelle
de la France et de Royaume Uni. Ainsi crée, l'Union des Populations du
Cameroun (UPC) se structure rapidement et s'étend sur l'ensemble du
territoire national. L'un de ses leaders Ruben Um Nyobè porte même
cette revendication à deux reprises aux Nations Unis.
Comme il
fallait s'y attendre, la France du côté oriental, instrumentalise
d'autres camerounais pour porter à la même institution des
contre-revendications en sa faveur et contre l'indépendance du Cameroun
et disqualifier l'UPC. La France oppose aussi à une revendication
pacifique, une violence brutale qui aboutit aux émeutes et aux tueries
de 1955 et à l'interdiction de l'UPC. Contraint malgré tout de
continuer la lutte, Um Nyobè et ses compagnons se réfugient dans le
maquis en pays bassa.
La France choisi alors la manière forte pour
écraser le mouvement nationaliste : les villages entiers sont rasés et
brûlés, les regroupements de force des villageois sur les principaux
axes routiers sont opérés, les champs agricoles sont détruits, des
milliers de personnes sont assassinés. Plusieurs fois, du maquis, Um
Nyobè propose à la France des négociations pour sortir de la crise.
Comme réponse, la France oppose plus de violence et des tentatives de
corruption, demandant à Um Nyobè d'abandonner la lutte et de rallier la
cause colonialiste. Cette violence aboutit à l'assassinat d'Um Nyobè le
13 Septembre 1958.
Surprise par la résistance des " nègres "
camerounais, la France, récemment vaincue en Indochine, empêtrée dans
une guerre de même nature en Algérie, décide d'accorder l'indépendance
à ses anciennes colonies à commencer par le Cameroun qui est le seul
pays en Afrique noire à organiser un mouvement de libération nationale.
Mais au Cameroun, l'indépendance est vidée de son sens et de son
contenu.
En effet, contre la promesse d'être le premier président
du Cameroun indépendant, Ahmadou Ahidjo accepte de signer les accords
secrets de Décembre 1958. Ces accords font du Cameroun un pays
formellement indépendant, membre des Nations Unies, mais les grandes
orientations stratégiques sont prises à Paris, et le nouveau
gouvernement ne peut prendre aucune décision majeure sans consulter ou
avoir l'accord de la France, y compris la formation d'une équipe
gouvernementale. Conscient que l'indépendance accordée au Cameroun est
factice et que sa souveraineté a été confisquée par la France, le
mouvement nationaliste ne s'arrête pas malgré l'assassinat de Um, il
s'amplifie même et déporte le centre de gravité de la lutte en pays
bamiléké.
La France et le nouveau régime envoie alors des
régiments entiers pour écraser les nationalistes. Des villages entiers
sont rasés au napalm interdit par les conventions internationales, des
centaines de milliers de personnes sont tués, des têtes sont coupées et
exposées dans les marchés. Là encore, les nationalistes opposent une
résistance à mains nues. Tous les appels de ces derniers et des
personnalités neutres pour l'organisation d'une table ronde, sorte de
conférence nationale pour apporter la paix et la réconciliation
nationale, sont rejetés par Ahmadou Ahidjo, qui répond plutôt par
l'instauration des lois sur la subversion en 1962 et d'un vaste Etat
policier. C'est dans ce contexte qu'intervient l'arrestation et
l'assassinat d'Ernest Ouandié en 1971.
Ce bref rappel
historique, sans souci du détail, révèle qu'à un moment donné de
l'histoire des peuples, lorsque surtout leur liberté est en jeu, les
individus se divisent alors en deux camps. Ceux qui luttent pour
recouvrir ladite liberté, qui défendent la justice au péril de leurs
vies, et ceux qui choisissent la voie douillette de la collaboration
avec l'ennemie, moyennant le confort, l'argent, le pouvoir et les biens
matériels.
Au Cameroun, certaines personnes ont pris leur courage à
deux mains pour barrer la voie à la colonisation française, en
réclamant la liberté et la souveraineté pour leur pays. Ce faisant, ils
ont fait le choix de l'insoumission, des privations, du sacrifice. Ils
symbolisent donc le courage, le patriotisme, l'honneur, l'intégrité,
toutes valeurs qui ont déserté notre pays depuis longtemps. En France,
ces valeurs sont célébrées et proclamées à travers des hommes qui ont
exactement joué le même rôle à un moment critique de l'histoire de ce
pays : le Général De Gaule, Jean Moulin etc. au Vietnam, Ho Chi Minh et
le Général Giap ; en Algérie, Ahmed Ben Bela, Boumedienne et des
milliers de combattants du FLN ; en Afrique du Sud, Nelson Mandela,
Oliver Tambo et les partisans de l'Anc. En face, d'autres camerounais
ont fait le choix de la compromission et de la collaboration avec la
France. Ils symbolisent la trahison, la corruption, la tricherie, le
déshonneur.
Au Cameroun les nationalistes ont été voués aux
gémonies. Jusqu'à une période récente sous le régime d'Ahmadou Ahidjo,
il était interdit de prononcer le nom de Ruben Um Nyobè et ses
compagnons. Aucune rue, aucune école, aucun monument ne porte leurs
noms. Aucune stèle, aucun monument des martyrs n'a été construit pour
rappeler leur combat héroïque. La tombe d'Um Nyobè gît dans la
broussaille. Sa veuve croupit dans la misère. Les livres d'histoire
enseignés dans les écoles primaires et secondaires du Cameroun,
n'évoque leur combat que de manière superficielle
La figure d'Ahmadou Ahidjo peut elle être porteuse des valeurs du Cameroun de demain ?
Pour
répondre à cette question, il faut d'abord rappeler qu'Ahmadou Ahidjo
est une fabrication du colonialisme français, à en croire les
témoignages des administrateurs coloniaux de l'époque (Ramadier,
Messmer etc.).
En effet, c'est la France qui après l'échec d'une
première tentative, permit à Ahidjo, grâce au bourrage des urnes, de
devenir député du Nord. Il s'empressa d'ailleurs devenu Président de la
République, de raser la maison de son adversaire politique. C'est
toujours la France qui orchestra, après avoir lâché André Marie Mbida,
le remplacement de ce dernier par Ahmadou Ahidjo, très ouvert aux
intérêts français en février 1958.
Il faut aussi rappeler que,
contre la promesse de devenir le premier Président de la République du
Cameroun indépendant, Ahidjo n'hésita pas signer les accords secrets en
décembre 1958 dont le but était de vider l'indépendance du Cameroun de
son contenu. La souveraineté internationale était accordée au Cameroun,
mais celui-ci n'avait aucune emprise sur son destin. Les conséquences
de ces accords sur le développement du Cameroun se sont révélées
désastreuses et nous en payons encore le prix aujourd'hui, 50 ans après
l'indépendance.
Il faut aussi rappeler qu'Ahmadou Ahidjo s'était
engagé à combattre le nationalisme camerounais et à l'anéantir. Il y a
mis toute sa volonté, son savoir-faire et son acharnement avec l'appui
de ses maîtres français. Le résultat fut élogieux : l'assassinat d'Um
Nyobè, Felix Moumié, Ernest Ouandié, Ossende Afana. Des centaines de
milliers de nationalistes tués. Un Etat policier et totalitaire sans
précédent et presque unique en Afrique. Les prisons de Tcholliré, Yoko,
Mantum. L'encerclement et l'incendie du marché Congo. Le train de la
mort. La BMM. La torture au CENER. La balançoire. Des arrestations dans
la nuit ou au petit matin sans retour. La peur. L'omniprésence de la
police politique. La délation. Les emprisonnements sans jugement. Les
exécutions sommaires. Les disparitions. L'exil etc.
La politique de
liquidation du nationalisme camerounais a formaté et configuré la
nature de l'Etat du Cameroun que nous vivons encore aujourd'hui,
caractérisée essentiellement par la corruption, l'omniprésence et la
priorité accordée aux structures de sécurité au détriment de celles du
développement, la peur et le mépris du peuple, la surdité face ses
besoins, la brutalité, l'absence de pitié, le mépris de la vie humaine.
Peut-on
dès lors, au regard de tout cela, se servir de la figure d'Ahmadou
Ahidjo pour construire un modèle pour la jeunesse camerounaise ? La
réponse est évidente : Non, malgré les vingt cinq ans passés à la tête
du Cameroun. Ahidjo, c'est l'équivalent du Maréchal Pétain en France et
tous les Vichystes français. C'est l'équivalent des Harkis algériens.
S'il
est donc nécessaire de rappeler au cours de ce cinquantenaire, la
mémoire de la décolonisation au peuple camerounais, il faut aussi
préciser que chaque acteur de cette mémoire doit mériter la place qui
lui convient. J'entends déjà certains historiens officiels proposer
qu'Ahmadou Ahidjo figure au panthéon à construire, à côté des héros
nationaux tels qu'Um Nyobè. Faire cela, c'est créer un amalgame
historique incommensurable, c'est perpétuer la manipulation et la
falsification de l'histoire, c'est ne pas rendre service au Cameroun et
surtout à sa jeunesse.
Le cinquantenaire doit être le point de
départ pour écrire la véritable histoire du Cameroun, débarrassée de
toute arrière pensée politique qui sera enseignée dans les écoles, les
universités, et qui servira de base à la réconciliation nationale basée
sur la vérité et non la manipulation de celle-ci. Il faudrait alors
organiser des colloques d'historiens, recueillir les témoignages des
quelques survivants, organiser des émissions, des reportages dans les
médias, construire un monument des martyrs, organiser les obsèques
nationaux de Ruben Um Nyobè et ses compagnons etc.
Certains
doutent que le régime Biya, profondément néo colonial, héritier du
régime d'Ahidjo, puisse prendre une telle initiative. Mais le Président
Biya a déjà franchi une étape quoique symbolique, en reconnaissant le
combat héroïque des nationalistes camerounais. Il devra pourtant aller
plus loin jusqu'au bout s'il veut entrer dans l'histoire, comme le
Président qui aura réconcilié le Cameroun avec lui-même en commençant
par demander à la France de restituer au Cameroun les archives de la
décolonisation comme l'a fait le Président Blaise Compaore du Burkina
Faso.
Le sang des martyrs crie encore sur nos têtes, cinquante ans
après l'indépendance. Il réclame vérité, justice et réparation. Le
cinquantenaire doit être le point de départ d'un processus certainement
long qui leur donnera toute leur place dans la société camerounaise de
demain et qui permettra d'asseoir notre pays sur des valeurs qu'ils ont
incarnées, radicalement différentes de ce qu'on a connu jusqu'ici.
C'est la condition majeure qui va rendre possible la refondation
politique et morale du Cameroun et qui donnera un sens à cette
célébration. Si ce n'est pas cela, ce sera simplement une occasion de
plus pour les beuveries habituelles et inutiles, le tintamarre, la
dilapidation et le détournement des maigres ressources du pauvre peuple
camerounais, auxquels nous sommes habitués depuis plusieurs décennies.
Par DIKONGUE Justin *
* Inspecteur Principal des Régies
Financières Retraité